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De l’invective à la mystique, le verbe haut du troubadour gascon Marcabrun (vers 1150)

par Jordi Passerat , membre titulaire, séance du 12 mai 2019

 

 Le dimanche 12 mai, l’Académie s’est déplacée à Dunes et dans la région du Brulhois.

   En matinée, la trentaine de personnes présentes a visité le petit village de Lachapelle et son église, monument historique classé. Ancienne chapelle du château, dont l’architecture extérieure demeure austère, elle a été, au XVIIIe siècle, complètement reconfigurée, avec un merveilleux habillage de boiseries peintes de style baroque qui surprend le visiteur.

   Rendez-vous a ensuite été donné à Donzac, avec son ancien port sur la Garonne, afin de visiter le « Conservatoire de la Ruralité et des Métiers d’autrefois ». Il regroupe plus de 20 000 objets sur 2 000 m² couverts et retrace de nombreux aspects de la vie quotidienne d’autrefois, regroupés par thème : l’école, le bistrot, le bureau de poste, les moyens de transport, les machines agricoles, les alambics, les outils du dentiste ( !) … avec une superbe exposition temporaire de dessins de Sem (Georges Goursat, 1863-1934), grand illustrateur, affichiste et caricaturiste, né à Périgueux, à laquelle succèdera prochainement une exposition de photos de Robert Doisneau (1912-1994)… Pour celles et ceux qui ne connaissaient pas ce Conservatoire, un seul souhait : y revenir le plus rapidement possible pour une visite " prolongée ".

   En fin de matinée, l’Académie était reçue à Dunes, bastide du XIIIe siècle. M. Alain Alary, maire, présentait sa commune : « La bastide (2 318 ha) comprend 1 300 habitants et est située à l’intersection de trois départements ; son taux démographique est élevé et elle reste tristement célèbre en raison des pendaisons du 23 juin 1944 par 200 S.S. de la division Das Reich, faisant d’elle un village-martyr ».

   Christian Astruc, président du Conseil départemental de T & G, ajoutait : « Je m’associe au maire pour vous souhaiter la bienvenue, moi-même ayant été maire de cette commune de 1989 à 2014, avant d’être élu président du Conseil Départemental».

   Le président Jean-Luc Nespoulous terminait les allocutions en remerciant M. Alary et M. Astruc pour leur accueil. Évoquant à son tour le devoir de mémoire qui s’impose devant la barbarie à l’origine des événements du 23 juin 1944 à Dunes, il consacrait ensuite quelques instants à plusieurs « gloires » locales :

  • Léon Lemartin, aviateur, premier pilote d’essai au monde, décédé en 1911,
  • Anne-Marie Canet-Kegels, poétesse, dont il citait un vers :
  • « les ceps que tu plantas continuent ton histoire »,
  • René-Paul Entremont, né à Sète (où Georges Brassens continue à passer « sa mort en vacances » !) mais qui vécut à Dunes de 1978 à 2000 et qui fut « le poète émouvant, qui tourne et vire à tout venant, le chaud au cœur, la verve altière… ».
  • enfin le « vin noir », objet de discussions, voire de discorde, « entre Cadurciens, Lotois, et Tarn-et-Garonnais, épris du Brulhois ! »Les allocutions étaient suivies par un moment convivial offert par la mairie, autour de bons vins accompagnés de succulentes charcuteries…  
  •  et le président de citer Baudelaire : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous » (Baudelaire, Le Spleen de Paris)

   Après un excellent repas pris au restaurant des Templiers, l’Académie se déplaçait jusqu’au complexe sportif, accueillie par M. Christian Astruc : « Je sais votre attachement à découvrir notre beau territoire départemental. La conférence du jour va nous ramener au Moyen Âge et à l’histoire des troubadours dans notre canton. Je veux, en ma qualité d’élu local, et plus encore en tant que citoyen, contribuer à répandre la mémoire de notre canton des Deux-Rives ».

 

 

   Il revenait alors à Georges Passerat, membre titulaire, de prononcer une conférence sur le sujet « De l’invective à la mystique, le verbe haut du troubadour gascon Marcabrun (vers 1150) ». Une tradition ancienne rattache le nom de Marcabru au village d’Auvillar sur la Garonne. Son biographe nous dit « qu’Aldric del Vilar lo fetz noirir », qu’il aurait donc été élevé par le seigneur du lieu. Ses origines sont bien mystérieuses, car il appartenait à la catégorie humble des jongleurs, « fils d’une pauvre femme, il n’aima aucune femme et ne fut aimé par aucune ». Triste destin pour un troubadour réputé chanter l’amour et les châtelaines, en leur faisant la cour !

   Les premiers troubadours appartiennent à l’espace aquitain et sont tous des aristocrates, tels Guilhem IX, le comte de Poitiers, et Jaufre Rudèl, le seigneur de Blaye (Gironde). La deuxième génération de troubadours, à laquelle appartient Marcabru avec d’autres gascons comme Cercamon et Marcoat, fait entendre la voix des sans-grades et des jongleurs errants. Pour compenser leur infériorité sociale, ces auteurs de basse extraction se vengent en devenant de redoutables satiristes. On reproche à Marcabru « d’avoir une langue plus effilée qu’un bec de milan ! ». On raconte même que sa médisance lui vaudra de périr assassiné, exécuté sur ordre de quelques chevaliers de Guyenne qu’il avait insultés.

   Pourtant, Marcabru fut un écrivain prolixe et renommé, déployant son talent littéraire de la France d’Oïl à la Péninsule ibérique. On peut suivre son activité créatrice pendant vingt ans, de 1130 à 1150 environ. Il se met d’abord au service de Guilhem IX de Poitiers, le premier troubadour, et fréquente la cour de sa petite-fille, Aliénor d’Aquitaine, qu’il suit jusqu’en France. Mais sa carrière poétique se déroule essentiellement de l’autre côté des Pyrénées, au temps de la Reconquista : il se dévoue corps et âme au roi Alphonse VII de Castille.

   Auteur prolixe de quarante-deux pièces (chansons, sirventès, tensons, pastourelles, chansons de croisade, etc.), Marcabru est influencé par les beaux paysages de son terroir gascon. Il est connu pour avoir composé la première pastourelle de la littérature du Moyen Âge, où il campe une bergère farouche qui résiste aux avances d'un chevalier trop entreprenant. Son autre titre de gloire est d'avoir créé le trobar clus, sorte de poésie hermétique, intraduisible, où les prouesses verbales du troubadour découragent tous les interprètes ! Capable de décrier le libertinage amoureux des chevaliers de son temps dans une langue crue et grossière, il sait trouver des images fortes pour célébrer la Fina Amor en apportant sa contribution à la naissance de la civilisation occitane fondée sur l'amour et la courtoisie. La bibliographie le concernant est immense et écrite dans toutes les langues de l'Europe des romanistes depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à la période contemporaine. La vieille édition Déjeanne de 1909, dans la « Bibliothèque d'Etudes Méridionales » chez Privat, a été détrônée avantageusement par le gros ouvrage collectif de 600 pages, publié à Cambridge en l'an 2000 par une équipe de chercheurs anglais. Malgré tout le travail critique et la masse d'informations autour des poésies contenues dans une vingtaine de manuscrits, Marcabru restera toujours une énigme et seulement un tiers de sa riche production pourra être compréhensible et accessible dans les traductions en français, en anglais, en italien ou en espagnol !

   Le président Jean-Luc Nespoulous apportait sa conclusion à cette inoubliable après-midi littéraire en chantant, a cappella, un texte de Marcabru, dans la version, gravée sur vinyle dans les années 1970, par Henri Gougaud, et qui se termine ainsi :

« Marcabrun, fils de Marcabrune

Fut engendré sous telle lune

Qu’il sait d’amour toute coutume

Ecoutez !

Jamais il n’en aima aucune

Jamais aucune ne l’aima »