le passage de la berezina 1

                                                                  (Napoléon traversant la Bérézina, Janvier Suchodolski , 1866)

 

1812 : La Bérézina, une victoire tactique dans une défaite stratégique

par Jean-François Pachabeyian, membre titulaire

Séance  du 4 février 2019

 

   Après avoir rappelé les raisons de la rupture des accords de Tilsitt conclus en 1807 entre Napoléon et le tsar Alexandre, essentiellement le non-respect par la Russie du Blocus continental imposé par la France contre l’Angleterre, le conférencier expose les grandes  lignes de la campagne de Russie : 24 juin 1812, franchissement du Niémen par une armée française forte de 400 000 hommes ; avancée vers Moscou par Vilnius et Smolensk à la poursuite d’une armée russe refusant le combat ; victoire de Borodino (la Moskova) livrant aux Français la capitale historique de la Russie, dans laquelle ils font leur entrée le 14 septembre.

   Napoléon est alors confronté à un problème qu’il n’avait jamais rencontré : il ne peut contraindre son ennemi à livrer une bataille lui permettant de détruire son armée, le Tsar opposant une fin de non-recevoir à ses propositions de paix. Le 19 octobre, Napoléon décide de quitter Moscou par un itinéraire différent de celui de l’aller ; le maréchal Koutousov lui barre la route à Milo-Jaroslavets et l’oblige à se retirer par Smolensk. La Grande armée, réduite à moins de 100 000 hommes commence sa retraite, suivie à distance par l’armée de Koutousov, avec une température qui va rapidement passer de  - 4° à - 20°.

 

 

   La route de Moscou à la Bérézina est jalonnée de batailles au cours desquelles les Russes essaient, sans succès, d’anéantir les Français, à Wiasma, Smolensk et Krasnoï. La Grande armée ne progresse plus que de 10 à 15 kilomètres par jour, et perd quotidiennement un millier d’hommes du fait du froid et du manque de nourriture. Le 25 novembre, les Français, 30 ou 35 000 hommes en état de combattre, arrivent en vue d’un affluent du Dniepr, la Bérézina, sur laquelle le pont de Borisov a été détruit. La situation est la suivante : l’amiral Tchitchakov tient la rive occidentale de la rivière avec 30 000 hommes, le général Wittgenstein arrive du Nord avec 40 000 hommes et le maréchal Koutousov avec 80 000 hommes suit  toujours les Français en mesure de les rejoindre et de les déborder. Ce sont donc 150 000 Russes qui sont en mesure d’encercler les restes de la Grande armée, de les détruire et de faire Napoléon prisonnier.

   L’Empereur arrive le 25 au matin devant le pont détruit de Borisov où il apprend par le maréchal Oudinot que des reconnaissances de cavalerie ont trouvé un passage à gué 15 kilomètres au nord devant le village de Studienka. Il décide d’envoyer le général Éblé et ses pontonniers sur ce site pour y construire des ponts sur pilotis et simultanément, par des mouvements de troupes, il fait croire aux Russes qu’il va franchir la rivière soit à Borisov soit plus au sud. Le 26 au matin, il arrive à Studienka et, constatant que les Russes tombés dans son piège sont partis vers le sud, il donne l’ordre à Éblé de lancer les deux ponts préparés au cours de la nuit avec le bois des arbres et des maisons du village. Les 400 pontonniers se mettent au travail dans une eau glaciale au milieu de glaces dérivantes. Le site est couvert face à Wittgenstein par le corps du maréchal Victor. À 13 heures, le 1er pont, destiné à l’infanterie et la cavalerie est terminé et Napoléon fait traverser les corps de Ney et Oudinot et la division de cuirassiers du général Doumerc qui prennent position sur la rive occidentale en mesure de s’opposer à un retour des Russes depuis Borisov. À 16 heures, le 2ème pont, plus résistant est opérationnel et l’artillerie d’Oudinot et de la Garde peuvent franchir. À 20 heures, ce pont se rompt, Éblé doit remettre au travail ses pontonniers qui, après avoir passé une journée dans l’eau glacée, essayaient de se réchauffer autour des feux des bivouacs. Le trafic sera rétabli trois heures plus tard ; ce pont se rompra encore deux fois le 27 novembre ; à chaque fois les pontonniers se remettent à l’eau et la quasi-totalité de ces hommes y trouvera la mort, le général Éblé mourra d’épuisement un mois plus tard.

   Le 27, l’Empereur franchit la rivière avec la Garde et les restes de l’armée, il ne reste sur la rive orientale que le corps de Victor qui s’oppose avec succès aux tentatives de Wittgenstein. Dans la nuit du 26 au 27, l’amiral Tchitchakov comprenant son erreur remonte vers le nord, dépasse Borisov et se trouve le 28 au matin au contact de Ney et Oudinot à Bolchoï-Stakov. Le combat est très violent. À 10 heures, Oudinot étant blessé, Ney prend le commandement des deux corps et défend avec éclat l’honneur des armes françaises. Il contient et repousse toutes les attaques d’un ennemi très supérieur en nombre dans cette dernière bataille rangée de la campagne de Russie. Tchitchakov, pour faire la décision, lance alors une colonne de 5 000 fantassins. Ney, voyant cette menace, engage son ultime réserve : les cuirassiers du général montalbanais Jean-Pierre Doumerc sabrent la colonne ennemie et repoussent une dernière attaque des dragons de Saint-Pétersbourg, au prix de la perte de la moitié de leur effectif. Les Russes, épuisés, s’arrêtent, n’ayant pas réussi à percer les lignes françaises et ayant laissé passer l’occasion d’infliger à ce grand chef de guerre qu’était Napoléon une défaite irrémédiable.

   Dans la nuit du 28 au 29, le maréchal Victor franchit à son tour la rivière avec son corps d’armée. À 9 heures, le général Éblé met le feu aux ponts. Plus de 10 000 trainards, éclopés, invalides, femmes et enfants qui suivent l’armée depuis Moscou, qui ont refusé de passer les ponts dans la nuit, préférant se réchauffer aux feux des bivouacs, se sentant abandonnés, se ruent alors sur les ponts en flammes ou sautent dans l’eau, la plupart s’y noyant. Les cosaques exécutent ou font prisonniers la totalité  de ces malheureux. C’est cet épisode désastreux que l’on a retenu à tort pour symboliser la bataille de la Bérézina dont les suites seront une lente agonie pour la colonne qui, par une température redescendue à moins trente degrés, cheminera par Vilnius jusqu’au Niémen qui sera atteint le 12 décembre par moins de 10 000 survivants. 

   Le conférencier pose en conclusion la question suivante : comment 150 000 soldats russes n’ont-ils pas été capables d’empêcher 30 000 soldats français de franchir la Bérézina et de poursuivre leur retraite ? Il répond en soulignant l’intelligence de l’Empereur et la vertu guerrière de son armée tout en constatant un manque d’unité du commandement chez les Russes et la faiblesse tactique de l’amiral Tchitchakov. Il laisse le mot de la fin à l’épouse du maréchal Koutousov, qui dit : « Le général Wittgenstein a sauvé Saint-Petersbourg, mon mari a sauvé la Russie et l’amiral Tchitchakov a sauvé Napoléon.  »   

   Après avoir chaleureusement remercié l’orateur pour avoir présenté une véritable fresque historique, fort bien documentée et clairement exposée, Jean-Luc Nespoulous, président de l’Académie, ose la question afin de savoir si la Bérézina – pour ne pas dire la campagne de Russie – constitue en fait une victoire ou une défaite. Jean-François Pachabeyian  lui répond, dans le droit fil du titre de son intervention : une " victoire tactique " qui a permis de sauver ce qui restait de la Grande Armée ; une "défaite" pour les Russes qui n’ont pas réussi, avec leurs 150 000 soldats, à l’emporter. En réalité, un désastre humain quand on considère que des 400 000 hommes entrés en Russie en juin 1812, seuls 30 000 en état de combattre se retrouvèrent au moment de franchir la Bérézina. Il est, à cet égard intéressant de constater que, dans l’imaginaire français qui continue à vouer une certaine admiration à Napoléon, une "victoire" ait été transformée en "désastre", au point de voir le nom propre du fleuve russe devenir un nom commun, synonyme de catastrophe. Le président évoque ensuite le parallèle que certains historiens font entre l’épopée napoléonienne en Russie et l’invasion de l’URSS par les armées du IIIe Reich, en juin 1941, deux ans à peine après la signature du pacte germano-soviétique, en août 1939 (Opération Barbarossa) ! Ces mêmes historiens vont jusqu’à prétendre que le début de la défaite des armées nazies commence en URSS dès 1942 : un autre désastre stratégique…

« Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.

Pour la première fois, l’aigle baissait la tête. »

L’expiation (Les Châtiments. Livre V, XIII)