Henry Miller et Joseph Delteil
Joseph Delteil (1894-1978), un "mouton à cinq pattes",
par Geneviève André-Acquier, ancienne présidente
Séance du 1er octobre 2018
La conférence de rentrée de l’Académie portait sur "Joseph Delteil (1894-1978), un mouton à cinq pattes ", présentée par Mme Geneviève André-Acquier, membre titulaire et ancienne présidente. Venu de son petit village occitan (Grabels, aux portes de Montpellier), l’écrivain a fait, dans les années 1920, sensation à Paris, capitale des écrivains et des artistes. Un jour, et définitivement, il rentre dans ses Corbières natales qu’il ne quittera plus. Une trajectoire pleine d’enseignements sur les gloires littéraires, sur l’art de construire une œuvre (de 1922 à 1976)… et une vie.
Joseph Delteil a appartenu, selon la formule de Joë Bousquet, au « génie d’Oc ». C’est vrai, l’écrivain a vécu pendant plus de quarante ans dans une solitude choisie, au milieu des vignes de la région montpelliéraine. En 1963, il écrit La Delteilherie où il revient sur son passé et sur cette fureur d’écrire qu’il avait contractés à Paris, vrai bouillon de culture, là-même où il avait été primé (Académie Française, prix Femina). Ne représentait il pas également dans la capitale la fameuse blanquette de Limoux, disant à qui voulait l’entendre : « Je préfère faire du commerce que de la littérature commerciale » ? Et la conférence de préciser cependant: « C’est à Paris, dans ce creuset de renouveau des arts, qu’il reçut l’impulsion nécessaire pour libérer son langage et déployer sa pensée ».
Joseph Delteil quitte Paris en 1932. Il descend dans le midi avec Caroline Dudley, belle Américaine, que tout sépare : le continent, la religion, la classe sociale. Avec elle à ses côtés, il exercera le noble métier de vigneron, se fixant en 1937 à Grabels (propriété viticole de La Tuilerie à "Massane"). C’est pour Delteil le retour aux sources familiales, heureux qu’il est de retrouver une manière de vivre au naturel.
A Paris, Delteil était l’ami des peintres (Chagall, Picasso, Fernand Léger, Dubuffet), avouant : « Si je savais peindre, jamais, au grand jamais, je n’aurais écrit » ! Il aimait aussi rencontrer Robert et Sonia Delaunay, qu’il considérait être de sa famille. A La Tuilerie, il fait l’heureuse connaissance de Pierre Soulages, le peintre « qui fait jaillir la lumière du noir pur ». Et les "littéraires" ne sont pas très loin, tels André de Richaud, François Cariès, l’éditeur Robert Morel, le comédien Jean-Claude Drouot, le cinéaste-poète Jean-Marie Drot, enfin et surtout l’Américain Henri Miller, entretenant avec les deux derniers des relations privilégiées. Au-delà de leurs différences, ce qui les unit « c’est la préoccupation du devenir du monde, la revendication d’une morale qui a son assise sur les sens, tous les sens, les cinq sens ». En 1947, Delteil écrit Jésus II, récit d’un fou échappé de l’asile qui entreprend de réveiller l’âme des humains…
Ce sera seulement en 1960 que l’écrivain publie son François d’Assise où il pose la question du lieu (la Terre) et de la formule (l’ordre que le religieux italien appelle Fraternité) : admirable ouvrage pour les questions que se pose l’homme du XXe siècle face aux guerres et en perte de repère idéologique. François d’Assise n’était-il pas, au XIIIe siècle, celui qui découvrait le sens (celui du sacré) et le montrait ? Henri Miller, depuis les Etats-Unis, ne pourra qu’"applaudir" à cette œuvre, lui écrivant : « Je vous ai lu les larmes aux yeux ». Par la suite, Delteil publiera sa Cuisine paléolithique (1964), un récit autobiographique : La Delteilherie (1968), enfin un florilège de pensées sous le titre Alphabet (1973).
Et Geneviève André-Acquier de bien préciser : « Non, il n’y a pas deux Delteil, celui de Paris qui serait l’écrivain reconnu et celui de La Tuilerie qui serait un auteur fini ». Il est vrai qu’à Paris il avait rencontré des auteurs prestigieux ayant eu une influence sur son œuvre comme Mac Orlan et Aragon. Sur le Fleuve Amour (1922) et Choléra (1923) sont des textes narratifs possédant un sens comique étonnant et une grande liberté de ton, au point de faire dire à Drieu La Rochelle : « Chauves, lisez ‘Choléra’, vos cheveux repousseront ».
Et puis, en 1924, sort Cinq sens, au style séduisant et enlevé, œuvre suivie l’année suivante par Jeanne d’Arc, récit considéré comme une provocation, une atteinte grave à l’image de la sainte. Delteil est dans l’obligation de répliquer : « Lorsque je dis Dieu, je prie les incroyants de remplacer ce mot par un autre, Pan, Être suprême, Grand Tout, etc. ». Jeanne d’Arc obtiendra in fine un beau succès car Delteil, dans sa vision, aura situé l’humain entre terre et ciel. Puis viendra l’écriture de récits sur des personnages historiques : La Fayette (1928), Don Juan (1930), Henri IV le Vert galant (1931).
A l’âge de quarante ans, Delteil avait donc quitté Paris pour mettre le cap vers le Sud. « Il lui faut un petit coin de pays qui, dit-il, sent la mère, l’âme, la peau ». Son nouveau départ, c’est sur la terre de ses origines qu’il le vivra. Là, il retrouve et parle le patois (mot qu’il préfère à « occitan »), alors qu’il avait appris au collège le français, comme une langue étrangère. Alors Delteil, un mouton à cinq pattes ? Dans La Delteilherie, l’écrivain n’avait-il pas écrit ces vers "magiques" :
« Je suis un révolutionnaire
Comme un mouton à cinq pattes
Qui rêve à quatre pattes
Comme une truite de vivier
Qui en appelle au torrent. ».
Le président, Jean-Luc Nespoulous, concluait alors cette brillante conférence en remerciant la conférencière pour son exposé plein de finesse et empreint d’une émotion non feinte. Angliciste de formation initiale, le président soulignait alors le caractère « inclassable » des deux amis Henri Miller et Joseph Delteil. S’agissant du premier, en marge du système comme le second, aucun genre littéraire ne pouvait qualifier son œuvre. Une différence toutefois, Joseph Delteil avait connu le succès précocement alors que tel n’avait pas été le cas d’Henry Miller qui, à 43 ans ( !), publie, à Paris, Tropique du cancer (1934), un premier ouvrage (et non le dernier) condamné pour obscénité aux U.S.A. Sa gloire vint, bien que parfois indirectement, avec ceux que l’on peut, hors de tout doute, qualifier de ses héritiers en littérature : les écrivains de la "beat generation", Jack Kerouac et William Burroughs en particulier. 1968 est passé par là… Henry Miller avait alors 77 ans.
Si Paris sauva Miller, Delteil le fuit pour retrouver le « pays natal »
Ainsi va la vie des hommes … sur la route…et, parmi eux, souvent, celle des écrivains et autres artistes…
Et le Président, pour terminer, de citer quelques phrases, sybillines ( ?), de Joseph Delteil :
« Les Don juan sont toujours jansénistes. »
« Les commandements de Dieu s’inscrivent aussi dans le ramage des rossignols. »
« La phrase de Flaubert est une belle automobile en panne. »
« Je ne mens jamais parce que c’est trop difficile. »