Giordano Bruno

 

Gioradano Bruno, penser l'infini, une révolution

par Robert d'Artois, membre titulaire

Séance du 5 mars 2018

 

     Pour sa séance de début mars, l’Académie recevait Robert d’Artois, parrainé par Jean-Luc Nespoulous qui retraçait son riche itinéraire : études secondaires et universitaires à Toulouse, professeur de philosophie à Toulouse et Montauban. Il entre  en 1977 dans le corps des Inspecteurs de la Jeunesse et des Sports (il  sera  directeur régional, directeur départemental, secrétaire général de l’INSEP, directeur du Cadre Noir de Saumur, qu’il fait  inscrire par l’UNESCO au patrimoine culturel immatériel de l’humanité). Le président de l’Académie évoquait ensuite ses violons d’Ingres : la musique, son bénévolat associatif (Confluences, l’AMOPA de T & G, Pôle d’Action Culturelle Equestre  avec Alexis Gruss). Et de terminer : « Vous êtes un passeur passionné, généreux, ambitieux, mais modeste. En réalité, vous êtes un « pontife » (au sens étymologique du terme : faiseur de ponts) et désormais vous entrez dans le grand manège de l’Académie. Bienvenue ».

     Puis, selon le rite académique, Robert d’Artois faisait l’éloge de son prédécesseur au 11ème fauteuil, soulignant la personnalité et le sens du devoir du préfet Jean Keller. C’est d’une manière inédite que cet hommage est prononcé, car exploitant l’immortalité postulée des académiciens c’est sous la forme d’une lettre qu’il lui adresse.  Ce qui lui permet d’évoquer, redonnant corps au personnage, et le rendant présent aux yeux du public, à la fois l’itinéraire professionnel du Préfet, son implication à l’Académie dont il fut Président, son attachement familial et son ancrage dans le Quercy. Le regard porté sur ses centres d’intérêt : Moyen Âge, équitation, natation, bibliophilie, musique qu’ils ont en commun, permet, avec humour, de mettre à jour la pertinence du choix des académiciens pour l’avoir assis au 11ième fauteuil. C’est en souhaitant « une éternité heureuse » à son prédécesseur que se termine cette lettre d’hommage.

 

 

     Robert d’Artois enchaînait en prononçant une conférence sur le thème : « Giordano Bruno, penser l’infini : une révolution ». Cet Italien (1548-1600), né au pied du Vésuve et mort à Rome, contemporain de Montaigne, Descartes, Bacon et Galilée, fait ses études à Naples. A l’âge de 17 ans, il entre dans un couvent, puis il est ordonné prêtre et, en 1575, devient docteur en théologie. Accusé par les Dominicains de mettre en doute le dogme de la Sainte Trinité, il quitte le couvent et parcourt l’Europe : Genève (il adhère au calvinisme, puis est excommunié), Toulouse (il enseigne l’astronomie ptoléméenne et la philosophie), Chambéry, Paris (il enseigne au Collège [de France]), Londres et Oxford (il publie des livres sur les théories coperniciennes), Paris, au collège de Cambrai (un débat sur la cosmologie aristotélicienne qui manque se terminer en pugilat l’oblige à quitter la ville), l’Allemagne (il embrasse le luthérianisme) dont Francfort,  Venise où par jalousie stupide il sera livré à l’Inquisition.

     Une révolution, c’est changer de vision du monde ; c’est pourquoi Robert d’Artois commence par exposer la vision aristotélicienne d’un monde clos, Cosmos harmonieux, géocentrique où chaque chose, chaque élément a sa place. Ce Cosmos est divisé en deux mondes : monde sublunaire et monde supralunaire. Le sublunaire,  celui des quatre éléments (eau, terre, air, feu) où tout naît, croit, se développe, meurt et se corrompt. Le supralunaire, celui du cinquième élément : la « quintessence », éthérée où les astres, êtres quasi divins, ont une orbite circulaire accrochée à des sphères translucides, la dernière étant celle des étoiles et ce pour l’éternité.

      Par cette sacralisation du mouvement circulaire des planètes, on peut dire que : « le temps est l’image mobile de l’éternité immobile », car tout bouge et rien ne change. En effet, sur le cercle plus je m’éloigne de mon point de départ, plus je m’en rapproche, lié au retour régulier du jour et de la nuit, retour régulier des saisons, qui génère le mythe de l’éternel retour.           

     Or, Bruno s’appuie sur la révolution copernicienne : l’héliocentrisme, donc  le décentrage de la terre pour le dépasser et penser l’infini. En fait, il récuse l’idée de centre et celle de l’immobilité de la terre, traverse les sphères translucides, dont la réalité était infirmée par la présence des comètes, ainsi que le dogme de la circularité, car on observait bien que les orbites n’étaient pas vraiment circulaires. Et pour le justifier on créait une mécanique d’épicycles et d’excentriques…

     Tout cet univers explosé peut devenir infini, d’autant que se serait limiter la puissance de Dieu, qui par essence est infini, que de penser qu’il aurait crée un monde fini, ce qu’on appelle l’argument ontologique. Le monde ne peut donc être qu’infini et, poussant la logique jusqu’au bout, il y a une infinité de systèmes comme le nôtre et, en vertu de l’uniformité de cet espace, il n’est pas impensable que d’autres mondes soient habités.

     Cet infini est à la fois espace, temps, matière et forme, une infinité de possibles, dépassement des contraires, âme du monde. Reprenant les intuitions de Lucrèce et Démocrite, toute parcelle de l’univers est une parcelle du divin, car l’infinité de l’univers est l’infinité de Dieu. En ce sens il annonce le « Deus sive natura » de Spinoza.

     Il le prouve par le simple raisonnement, estimant que nous sommes trompés par nos sens, il faut donc s’en remettre à l’intellect, donc seul l’entendement peut penser l’infini. Giordano Bruno prouve et affirme donc l’infinité et l’unité de l’Univers. Philosophe, son univers est un triomphe de la déduction : prouver est une chose, démontrer, au sens où la science démontre, c’est autre chose…. Accusé d’athéisme, d’hérésie et d’écrits blasphématoires, après sept ans de prison et de procès, le 8 février 1600, il est déclaré « hérétique, impénitent, obstiné » et condamné au bûcher ; il sera brûlé vivant en place publique le 17 février 1600 au Campo dei Fiori à Rome.

     Et Robert d’Artois de conclure : « La raison de tout cela me paraît surtout dans le fait que si Bruno prouve la théorie de l’Univers infini, il ne le démontre pas, au sens où la science nouvelle démontre. Alors que Galilée peut abjurer puisqu’il a en mains les démonstrations physico-mathématiques de ce qu’il affirme. Bruno, lui, ne peut  faire de démonstration plus flagrante que le sacrifice de sa vie ».          

     Au terme de cette conférence, passionnante et savante, le président Nespoulous faisait remarquer : « Ce n’est pas facile que de jouer avec l’infini. Contrairement à bon nombre de modélisations proposées dans le passé par philosophes et scientifiques, les sciences cognitives modernes n’ont pas eu peur de mettre au premier plan des notions telles que l’infini, le vide, le continu, la complexité, les réseaux… Si « la nature a horreur du vide »,  l’esprit humain en a tout autant horreur. Ce dernier a donc pendant longtemps tenté de rendre compte de la matière, de l’esprit, du vivant… en créant des catégories (binaires, aussi souvent que possible) et des taxonomies fermées, " bornées ", donc finies et, de ce fait insatisfaisantes, pour ne pas dire fausses. Plus on propose des systèmes fermés, plus on sombre dans un réductionnisme qui, s’il est " élégant ", n’en demeure pas moins fort éloigné de la réalité, d’une réalité qui demeurera, de plus, inatteignable. Les possibilités du cerveau et de l’esprit humain sont infinies. Gaudeamus !

     Si tel n’était pas le cas, la cognition humaine se trouverait réduite à des machineries telles que La Mettrie les envisageait. Les dogmatismes, rigides par définition et d’où qu’ils viennent, se trouvent ici fort gênés aux entournures et c’est ce qui a conduit jadis des esprits plus ouverts et audacieux au bûcher pour avoir pris en considération les déviations, les variations, les nuances !  L’infini, le vide, le continu constituent une réalité qui ne peut être réfutée… Le monde ne s’arrête pas au pied du Vésuve… ». Si Einstein avait vécu à l’époque de Giordano Bruno, il aurait fini sur le bûcher. Cela ne fait guère de doute. Il était, de plus, dyslexique et, selon certains, à la limite d’une des variétés d’autisme " de haut niveau ". On vient pourtant, une soixantaine d’années après sa mort, de documenter l’existence des « ondes gravitationnelles ». Fort heureusement, il est mort dans son lit !